Manque un papier

Le souhait le plus cher de mon père était de mourir Français.

 

Le souhait le plus cher de mon père était de mourir Français. Mais ce combattant des forces Françaises libres, remercié pour tous ses services rendus à la patrie, parlait médiocrement le français comme le stipule la lettre du ministère des affaires sociales en réponse à la demande de naturalisation qu’il avait faite trois ans plus tôt. Le choc aurait été trop violent pour lui. J’ai caché la lettre de ce refus à mon père. Je lui ai dit qu’il était trop vieux.

Jacques

Texte affiché au musée de l’émigration à Paris

 

Manque un papier !

Mes enfants sont nés en France, ils sont tous Français mais moi je suis toujours Turc.

J’ai demandé la nationalité Française. J’ai pas encore de réponse. Ma dernière demande est du mois de septembre 2006.

J’ai demandé à devenir Français parce que je suis ici depuis 34 ans. Je suis comme le Français maintenant.

Qu’est ce que j’ai à faire en Turquie ?

Même pour l’enterrement j’ai demandé à le faire ici. Qui viendrait visiter ma tombe en Turquie ? Personne.

Là-bas, c’est où je suis né, c’est où j’ai grandi. J’aime bien aller visiter mais j’ai plus personne là bas. Là-bas, c’est des souvenirs.

C’est la France qui m’a donné à manger, c’est la France qui m’a logé.

Moi, j’ai donné mon travail et la France m’a nourri et logé.

Et puis, j’ai eu ma femme et mes enfants, ici, en France. Ma tête est ici avec mes enfants. Mes racines, c’est ici maintenant.

C’est pourquoi j’ai demandé pour être Français.

J’ai pris ma décision il y quelques ans en arrière. J’ai mis mon costume et j’ai été demandé pour être naturalisé.

J’ai commencé mon premier dossier de naturalisation en 2002. Mes enfants m’ont aidé à écrire bien le dossier en Français.

J’ai ramené tous les papiers à la sous-préfecture.

Un monsieur au bureau m’a dit :

-Il manque un papier Monsieur.

J’ai ramené ce papier une autre fois.

-Non, c’est un autre papier qui manque.

J’ai ramené l’autre qui manque.

Il me dit :

-C’est encore un autre papier qui manque.

A chaque fois, c’était un toujours un papier qui manque.

Chaque fois je ramenais le papier et toujours, il manquait un papier.

Et il manque ça et encore ça et encore ça !

Comme ça, plusieurs fois par an en 2002, 2003 jusqu’en 2006.

Chaque fois, c’était pas bon. Chaque fois, c’était :

-Manque un papier ! Manque un papier !

Chaque fois, tout ce qu’il me demandait, je le ramenais.

Pendant quatre ans, c’était toujours le même homme derrière son bureau. Chaque année, il m’obligeait à ramener de nouveaux papiers.

Des fois, je ramenais les dossiers et je les jetais de colère à la maison. Les enfants me disaient :

-Calme-toi papa !

Je ne comprenais pas pourquoi il me faisait ça à moi.

Je restais calme devant lui mais il me faisait mal. Il ne regardait même pas mon visage, il regardait les papiers et il disait :

-Il manque un papier Monsieur.

Il me regardait jamais.

C’était toujours :

-Manque un papier.

En 2006, je suis arrivé avec tous les papiers et là, l’homme n’était pas là. C’était une femme à sa place. Je lui ai donné tous les papiers. Elle m’a dit qu’elle n’avait pas besoin de tous ces papiers, que ça servait à rien pour la naturalisation. Elle m’a juste pris ma photocopie de ma carte d’identité Turc. Il me restait haut comme ça de papiers dans les mains.

Maintenant, j’attends la réponse. Je ne suis pas pressé.

J’espère avoir la nationalité Française avant les élections présidentielles pour pouvoir voter.

Le deux avril, j’aurai soixante ans et peut-être que je serais Français pour mes soixante ans.

Octobre 2007, huit mois plus tard…

J’ai eu mes soixante ans mais je ne suis toujours pas Français.

Demain, je dois faire renouveler ma carte de séjour pour pouvoir rester en France. Depuis trente quatre ans, j’ai ma carte de séjour comme étranger. Je suis toujours Turc. Et j’attends pour devenir Français…

J’avais l’espoir mais ça n’a pas marché. Ils m’ont rappelé pour me dire de donner encore d’autres papiers que j’avais déjà donnés avant. Alors, j’ai donné les nouveaux papiers. J’y comprends rien.

J’ai appelé plusieurs fois et ils m’ont dit d’attendre, que j’allais recevoir quelque chose.

Alors, j’attends.

J’attends. Mais j’ai toujours rien reçu, j’ai pas de réponse, rien.

J’attends.

Mai 2008.

J’ai eu 61 ans le mois dernier.

Maintenant, j’ai abandonné pour devenir Français. C’était toujours à demander quelque chose, toujours quelque chose qui manque, jamais les bons papiers.

Je suis tombé en colère contre eux. Je leur ai dis pourquoi vous faites ça à moi ? Ils ont rien dit.

J’ai laissé tomber. C’est dommage, j’aurais bien aimé devenir français.

Hamit, 61 ans.

Hip Hop !

La légende du Hip Hop

Palais du Littoral, Grande Synthe dans le Nord, ouverture de la saison culturelle, j’ai présenté un récit Manque un papier, la parole a choqué, dérangé, les mots lancés, derrière la fumée d’une cigarette d’un homme de dos, parlaient d’une réalité, d’une vie, d’un espoir.

A la sortie, des jeunes viennent me voir:

– C’est la première fois qu’on entend une histoire sur nos pères, sur notre quartier. C’est bien !

Je leur demande qui ils sont et ce qu’ils font.

– Nous on danse. On fait du Hip Hop.

– C’est possible de venir vous voir.

– Pas de problème. On est tous les soirs à la salle de danse.

ça a commencé comme ça et de soir en soir, je les ai vus s’entraîner comme des fous. J’ai écouté leur histoire, la légende du Hip Hop.

Hip Hop

 

Mon premier souvenir de danse, c’est des mouvements que j’avais vu à la télé. C’était l’époque 84, 85, j’avais 10 ans et j’ai vu danser Michaël Jackson dans ses clips. Je regardais la télé et j’étais fasciné. Comment arriver à faire des choses pareilles ?

J’ai vu ça et j’ai voulu faire la même chose. J’étais tellement timide que je me cachais dans ma chambre pour m’entraîner. On n’avait rien pour enregistrer, il fallait attendre que le clip repasse à la télé pour apprendre et bien décortiquer les mouvements, pour comprendre comment il faisait. C’est là qu’est né mon amour pour la danse.

Dehors, on allait jouer au foot aux pieds des immeubles avec tous les copains. C’était du foot de rue, on était plein à se retrouver aux pieds des blocs. En discussion entre nous on se disait :

-T’as vu le dernier clip de Jackson ? T’as vu comme il fait ce mouvement là ?

On s’est rendu compte qu’on était plein à aimer ça et à essayer d’imiter les mouvements. C’est par le foot et les jeux dehors qu’est née la danse de rue. A l’époque, le hip hop n’existait pas, c’était de la danse de rue.

On se posait pas de questions, on aimait danser et on voulait danser.

C’est à cette période qu’est sorti Break Street. C’était le premier film sur la danse hip hop. On a vu ce film, juste avant de partir au collège. On a compris que là, c’était pas Michaël Jackson, c’était d’autres sons, c’était des figures au sol, c’était les gars avec les gants blancs et les grosses lunettes qui faisaient des ondulations. On s’est mis à les imiter pareil.

Comme il nous fallait un miroir, on allait près de la grande tour, là, il y avait un magasin COOP. Les portes d’entrée étaient en verre et on pouvait se voir dedans. On dansait devant, le soir, le dimanche. Les portes en verre du supermarché, pour nous, c’était notre miroir. Autrement, on était toujours aux pieds des blocs. On allait sur un terrain de foot pour faire les acrobaties sur l’herbe où on allait sur les bacs à sables et là, c’était aussi l’entraînement pour les acrobaties. C’est là, où on a appris à faire des saltos avant et des trucs comme ça. Et derrière l’ancien Palais, on avait découvert un bloc en béton pour faire nos mouvements au sol et, chose incroyable, il y avait une prise électrique, dehors, où on pouvait brancher notre poste. On avait notre scène avec une prise pour brancher notre poste, c’était Bercy !

Toute la ville était devenue un centre d’entraînement à la danse.

Au début, c’était que des garçons du quartier. Chacun avait commencé tout seul dans sa chambre et on s’est retrouvé à danser, s’amuser ensemble, dehors.  Au début, on était trois, puis quatre puis cinq et à un moment, on était jusqu’à vingt, vingt cinq, à danser dans tous les sens. Chacun avait son truc ; un, c’était les acrobaties, l’autre, les mouvements au sol, l’autre, la danse robot. On était toujours à plein et toujours dehors. Quand il neigeait ou il pleuvait, on dansait dans les entrées des blocs. On avait la grande tour, on était à danser dans l’entrée. Dès que quelqu’un arrivait, on s’arrêtait pour le laisser passer et on reprenait l’entraînement jusqu’à ce  qu’une autre personne arrive.

On a fait ça pendant des années avant d’avoir une salle.

Notre première salle, on était au collège, c’était le concierge qui nous laissait rentrer dans l’espace jeune.

Cet homme nous a aidés alors qu’il n’était pas obligé. Normalement, il n’avait pas le droit de nous laisser entrer. On était une douzaine à venir là. On était les premiers à être là mais quand la ville a créé l’espace jeune, les animateurs sont venus pour nous dire :

-Bon les jeunes venez. Il va falloir payer une inscription pour avoir une carte.

Il a fallu rentrer dans le système d’horaire, il a fallu cadrer. Puis, on nous a parlé de sécurité, qu’il fallait un animateur spécifique pour les acrobaties. On s’est dit qu’il fallait qu’on trouve autre chose pour rester libre de faire comme on voulait. On s’est débrouillé pour avoir une salle de sport à l’école Buffon. On était une dizaine de garçons au début, puis c’est monté jusqu’à trente ou quarante. On s’entraînait dans notre salle et après, on rentrait chez nous. Tous les soirs, on dansait.

Pour les parents, la danse, c’est pas bien, ça sert à rien. Pour eux, c’était d’abord l’école et après, la danse. Si on voulait sortir pour danser, avec mon frère, on était obligé d’avoir des résultats à l’école.

Mais nous, la danse c’était notre vie, on ne pensait qu’à ça, c’était plus que du plaisir.

Un jour, il y a eu un concours de danse. C’est là, où on a vu des danseurs d’autres villes et d’autres quartiers. On a vu que ça dansait partout. On a vu que cette vague de Hip Hop était passée partout, dans tous les quartiers, dans toutes les villes.

A quinze ans, on a été voir une dame à la mairie qui nous aidait pour faire des activités. On lui a parlé de la danse. On lui a dit qu’on aimerait bien faire de petits spectacles pour les fêtes de quartier.

-Bon, je vais vous trouver une date et un lieu.

Ça a été notre premier truc de danse. Mais il fallait pas que nos parents nous voient faire ça. On s’est retrouvé à trois à le faire pour une fête de quartier. On faisait deux chorégraphies qu’on avait répétées comme des malades. Le public criait, les gens frappaient des mains. Ce jour là, l’ASTV était là pour filmer et on devait passer sur la télé locale mais pas question que nos parents nous voient. On a été voir le caméraman pour lui dire de ne pas filmer nos visages, ni le haut des corps.

Nous, quand on regardait la télé, le soir, avec nos parents, on voyait que les pieds. Nous on savait que c’était nous mais nos parents, non. Les parents disaient :

-Ah ! C’est bizarre, on voit pas leurs visages.

Ils l’ont su après par des voisins. Ils n’étaient pas trop d’accord. Dès qu’il y avait un problème à l’école, c’était à cause de la danse et alors, la danse, c’était mauvais. On en parlait entre nous. Des fois, un manquait parce qu’il avait volé un truc et il était puni par ses parents alors, on lui disait :

-Arrête de déconner, sinon, tu pourras plus venir et comment on fait sans toi ?

On était un groupe soudé par la danse. Chacun venait s’entraîner et repartait avec ce qu’il était, bon ou mauvais.

Au lycée, on a continué dans la salle de sport tous les midis. C’est grâce à un prof de sport qu’on a pu l’avoir. Ce prof, on a su plus tard qu’il était aussi danseur contemporain. Par hasard, un jour on l’a vu danser avec sa compagnie et on a compris.  Ce prof fait partie des gens qui nous ont vraiment aidés, qui nous ont fait confiance, comme la femme de la mairie ou le concierge de notre première salle. Si il n’y avait pas eu ces gens, on aurait pu basculer dans le rejet et dans la haine comme d’autres jeunes des quartiers. Il faut du positif pour pas basculer dans le négatif.

On était adolescent mais nous notre truc, c’état pas les filles, mais le hip hop d’abord. Pour nous, c’était trop fort de vivre ce qu’on vivait en spectacle, de vivre cette joie avec les gens. Les gens applaudissaient, criaient et tapaient des mains.

Un jour, le chorégraphe de Janet Jackson a organisé sur Roubaix une audition pour sélectionner des danseurs de hip hop pour une tournée professionnelle. Il y avait près de quatre cent à cinq cent danseurs venus d’un peu partout. On  a été dix danseurs de Grande-Synthe de sélectionnés sur seize. On s’est rendu compte de notre niveau ce jour là.

Tournée pendant deux mois en France, les danseurs ont été payés, nourris, logés. Une tournée avec un chorégraphe américain, c’était le rêve pour nous.

Le chorégraphe américain comprenait pas comment on faisait pour danser si vite. Nous, on lui a expliqué qu’on dansait pas plus vite que sur la vidéo de Break dance. Depuis des années, on faisait les  mouvements qu’on avait vus sur la vidéo de Break dance. Et là, on découvre que les vidéos qu’on regardait n’étaient pas au même format que les vidéos Américaines. En fait, quand elles ont été adaptées pour la France, elles ont été un peu accélérées. C’est pour ça qu’on dansait beaucoup plus vite que les danseurs Américains.  Pour nous, c’était la vitesse normale, c’était la vitesse des mouvements sur la cassette qu’on avait vu. Les Américains nous ont demandés :

-Comment ils font les Français pour danser à cette vitesse de dingue ?! C’est quoi ce truc de malade !

Notre force est venue de cette erreur de vitesse d’enregistrement de la cassette.

 

Après, j’ai réussi à avoir une autre salle sur l’Europe et là, c’était plus structuré, des filles ont commencé à venir s’entraîner avec nous.

A cette époque, j’avais eu mon bac, j’allais à l’université. J’avais moins de temps pour la danse.  J’ai eu mon DUT génie thermique mais, à l’époque, trouver du travail, ici, dans le Nord, pour ceux des quartiers, c’était encore pire qu’aujourd’hui. On te disait :

-Soit tu pars, soit t’auras pas de travail.

Des treize ou quatorze, d’origine étrangère comme moi qui ont eu le même diplôme, pas un n’a trouvé du travail ici. Ils sont tous partis sur Paris. Dans notre démarche, tu dois prendre en compte que tu es comme un étranger ici. Tu le sais, c’est réglé. Si tu vas chercher du travail, tu sais ça. Tu t’attends à ça.

Je suis le seul à être resté ici. Quand tu parlais de ça avec les profs, ils te disaient :

-C’est bon, tu vas pas nous sortir ton truc du racisme.

C’est simple de dire ça mais après, il faut le vivre. C’est là, où j’ai trouvé du travail dans un Quick. Tout le monde me disait :

-Woua ! Comment tu as fait pour avoir du boulot dans un Quick ?

Je leur disais :

-Mais attends, t’es malade ! Le Quick, c’est zéro, c’est rien.

-Quand même ! Comment t’as fait pour rentrer au Quick ?

C’était ça. C’était tellement incroyable pour nous de trouver du travail ici, à l’époque, qu’un boulot au Quick, c’était énorme.

A ce moment là, la danse était de coté, c’était mort pour moi. Tu te dis qu’avec des diplômes tu n’y arrives pas alors, la danse, c’est même pas la peine d’y penser.

Je continuais à aller de temps en temps danser avec les autres jeunes. Je me suis dis que c’était pas structuré, qu’il n’y avait rien alors que ça faisait des années qu’on était là. J’ai voulu monter un dossier pour montrer à la mairie ce qu’il y avait.

-Ouvrez les yeux. Voyez !

J’ai déposé un dossier en mairie en 98, à un gars du service culturel. Il me rappelle.

Il me rappelle pour me dire qu’il crée un emploi jeune à temps plein sur la ville pour le Hip Hop pendant cinq ans.

-Non ! C’est pas possible !

Là, il m’explique qu’ils font faire passer une annonce ANPE.

Je comprenais pas pourquoi faire passer une annonce alors que c’est moi qui avait monté le dossier et qui faisait l’activité sur le terrain. Il m’a dit que c’était la loi. L’annonce paraît partout et d’autres gars ont postulé. C’est des gens qu’on n’avait jamais vu nul part. A la fin, le gars de la mairie m’appelle pour me dire que c’était pas moi qui était pris mais un autre gars qu’on n’avait jamais vu. Comme par hasard, il s’appelait pas Abder ou Mohamed mais Anthony. Pour moi, c’était pas possible, c’était pas juste.

J’ai raconté tout ça aux autres danseurs, ils m’ont dit que c’était pas possible que j’ai pas le poste.

-Si c’est possible.

-Qu’est-ce que tu vas faire ?

-Je vais aller en mairie jusqu’à ce que j’ai une explication sur ce qu’il s’est passé.

-Nous, on vient avec toi.

A partir de là, j’ai été tous les jours en mairie avec trois autres danseurs pour savoir pourquoi ça c’était passé comme ça. On lâchait pas, on lâchait pas, on voulait une explication. A la fin, ils ont créé un autre poste pour moi. Je leur ai dit :

-Vous calmez le jeu mais on n’a toujours pas la réponse que l’on vous demande. Pourquoi vous ne m’avez pas pris sur le premier poste ?

On n’a jamais eu la réponse. C’est comme ça que j’ai été embauché.

J’ai voulu montré que la danse Hip Hop c’était quelque chose de bien. Tout de suite, j’ai lancé les cours avec les élèves des écoles du quartier. J’ai monté un groupe de danseur qui a cartonné. On a eu des premiers prix de spectacle à Paris. Les médias parlaient en bien de nous. On a été à Paris à l’opéra Bastille. La danse Hip Hop qui venait de la rue, qui ne devait servir à rien, gagnait des prix dans les concours avec d’autres styles de danse comme le classique, le jazz, le contemporain et dans les mêmes lieux, avec les mêmes jurys. Après, le regard des gens a changé en bien sur nous. Le hip hop à, peu à peu, eu sa véritable place.

J’étais en emploi jeune et il était possible d’être embauché à la mairie à la fin de mon contrat. Mais là, pour être fonctionnaire, il fallait être Français. J’étais né au Maroc et même si j’étais arrivé en France à l’âge de neuf mois, je n’étais pas Français. J’ai commencé à faire ma demande de naturalisation, trois ans, avant la fin de mon contrat d’emploi jeune. Je savais que c’était long et que beaucoup de gens, ici, n’avait pas réussi à l’obtenir. Je me suis présenté avec mes diplômes ; BAC, DUT, avec un papier de la mairie qui disait que pour que mon emploi jeune soit pérennisé, il fallait que j’obtienne la nationalité française. On m’a fait faire des tests de français. On m’a fait venir au commissariat de police pour passer ces entretiens. Je leur ai dis :

-Vous savez, avoir un BAC ou un DUT sans parler correctement le français, ça me paraît impossible.

-Monsieur, c’est la procédure.

Et là, à chaque fois, je revenais, c’était toujours un autre papier qu’il fallait ramener. Ça a duré un an, deux ans, trois ans. Comme je suis né au Maroc, je devais fournir des actes de naissance. C’est un document qui n’est valable que trois mois. Le Maroc, c’est à trois mille kilomètres et je ne peux pas aller là-bas tous les trois mois pour demander un acte de naissance. Chaque fois que j’y allais, j’en profitais pour le faire. Sinon c’était téléphoner à quelqu’un de la famille pour qu’il ait une dérogation pour qu’il puisse l’obtenir et ensuite me l’envoyer. A chaque fois que je retournais à la préfecture pour mon dossier, c’était :

-Votre dossier est bon. Ah ! Mais votre acte de naissance est périmé.

-Mais monsieur, c’est au Maroc les actes de naissance, je ne peux pas en avoir tous les trois mois.

-Oui mais c’est comme ça Monsieur. Il faut renouveler votre acte de naissance sinon votre dossier n’est pas valable.

Et à chaque fois, le dossier repartait. En plus, on ne te dit rien. On ne t’informe jamais si ça va aboutir ou pas. Tu attends sans savoir. Je pensais que je ne l’aurais jamais pour la fin de mon contrat. Je l’ai eu le 22 septembre 2003 et mon emploi jeune se terminait le 31 décembre.

Après, je suis arrivé avec mon papier à la mairie qui a fait tout de suite les formalités pour que je sois embauché.

Aujourd’hui, j’ai un poste à la ville de chargé de développement de la danse. Je continue aussi à monter des spectacles avec ma compagnie et à suivre le groupe de hip hop. Je ne suis pas seul, il y a d’autres danseurs qui donnent des cours et qui se forment professionnellement. Je suis heureux de voir ces jeunes qui se forment pour les métiers de l’animation, de la culture et de la danse.

On est parti des blocs, des entrées, à ce qu’on a aujourd’hui. Aujourd’hui, on a une salle de danse magnifique à l’Atrium, on a des salles de travail au Palais du littoral, on travaille avec des scolaires et des périscolaires, on prépare des spectacles, on fait des stages, de la résidence d’artiste. Maintenant, dans les cours de hip hop, on a des gens qui viennent de tous les quartiers, des pavillons aux blocs.

Aujourd’hui, le hip hop est dans la culture, il n’est plus que dans la rue. On se retrouve dans des scènes nationales, à discuter avec des chorégraphes, avec des penseurs, à monter des spectacles qui tournent sur des scènes de grand théâtre.

Je regarde tout mon parcourt, mon père qui est parti sans rien du Maroc, qui est passé par la mine et moi qui ai réussi à faire des études, qui ai eu la chance d’avoir ce travail dans la danse qui me plaît.

Aujourd’hui, j’ai la chance de pouvoir vivre dans une maison avec le grand jardin pour les enfants mais je vois mes parents, eux, ils sont encore dans le bloc, dans le même bloc qu’à leur arrivée.

Mon histoire et celle du hip hop se croise et forme un tout. Au début, il y a eu des portes qui se sont ouvertes, des mains tendues et aussi tout le temps des barrières, parfois de grosses barrières. A chaque fois, j’ai cherché à contourner l’obstacle, à trouver des solutions. Au moment où j’ai été refusé sur le poste, j’aurais pu partir dans la haine, j’aurais pu tout claquer  mais non, j’ai toujours cherché des solutions.

On est parti d’un beau rêve d’enfant à la réalité d’aujourd’hui.

Lahcen, 34 ans.


1026 mètres

1026 mètres sous terre à la rencontre d’un homme de la mine….

1026 mètres

Dans ma famille, on est Lorrain d’origine depuis toujours. C’est pas loin de Metz ; c’est l’ancien pays minier. Moi, je suis un ancien des charbonnages de France, un ancien boyau rouge. J’ai commencé dans le métier de mineur parce que ça payait bien. Ça m’a plu tout de suite. C’était un métier dur mais il y avait une telle camaraderie entre les gars, c’était quelque chose de très fort.

A Fréling, Merlebach, Forbach, on tournait à quinze vingt milles bonhommes sur un puits, en cinq huit.

Mais c’est des époques de ma vie que j’évite de parler. J’en parle pas…

En septembre 2003, ils ont fermé le dernier puits de la mine où j’avais travaillé des années. Ils ont pas le droit de faire ça !

Je suis rentré à EDF en reconversion en 1985, quand ils ont commencé à fermer les mines et virer les bonhommes alors qu’il restait plein de charbon. Rien que dans la mine où je travaillais, il restait du charbon pour jusqu’en 2020 et il parle maintenant de faire venir des mineurs de Pologne pour les exploiter.

J’ai quitté la mine en décembre 85.

Juste avant de partir de la mine, j’ai perdu vingt deux copains sur un coup de grisou, vingt deux copains d’un seul coup.

C’était au mois d’août, c’était un poste de matin. Moi, comme quoi il y a un bon dieu quelque part, j’ai loupé le réveil ce matin là. J’avais vingt et quelques années en ce temps là, j’avais fait la fête d’enfer la veille au soir.

A cinq heures, les copains sont descendus. Moi, j’ai pas entendu le réveil.

A dix heures, il y a eu une sonnerie, on a des sonneries spéciales suivant les postes, les accidents, les incendies. Moi, j’ai entendu la sirène, ça m’a réveillé, c’était la sonnerie du puits où je travaillais. C’était la sonnerie pour un accident de fond.

Je me suis levé. J’ai pris ma voiture et je suis descendu pour voir ce qu’il se passait.

C’était dans la veine où je travaillais. C’était un coup de grisou…

Ils ne sont jamais remontés. Ils sont toujours à l’heure actuelle au fond à mille vingt six mètres.

Le grisou, c’est un gaz qui se mélange à l’air, quand il se trouve à neuf pour cent, il explose constamment. Pour l’arrêter, y a pas le choix, faut murer la galerie. C’est pour ça, qu’on peut pas les remonter, ils sont toujours sous terre à mille vingt six mètres, emmurés vivants dans le puits Wouters, le puits cinq.

J’y avais un petit cousin et que des copains.

Ils sont tous morts, un coup de grisou, on s’en sort pas.

Quand il y a l’explosion, ceux qui sont tout près, en tête de taille, ils meurent par le feu, complètement brûlés, ceux qui sont plus loin, en arrière de taille, c’est leurs poumons qui implosent sous l’onde de choc.

Tu pourrais repasser dans la taille, tu retrouverais les gars, assis, en train de bouffer leurs casses dalle, là, tout entier, avec tout l’intérieur détruit.

Sur un coup de grisou, les seuls survivants qu’il y a, c’est ceux qui sont au début de la galerie, quand ils entendent la déflagration, eux, trois kilomètres plus loin, ils ont le temps juste de se sauver, d’évacuer. Mais ceux là, au millimètre près, ils se souviennent des places des copains dans une taille, là ou ils sont morts, emmurés vivants. Parce que nous on les considère toujours comme vivants. On peut pas s’imaginer quelqu’un enterré dans un cimetière puis qu’est pas là. C’est comme pour les marins morts en mer, leur cimetière c’est la mer et nous on a énormément de mineurs qui sont là, morts dans la mine.

La mine, c’est une tombe, une grande tombe et les veuves de mineurs les pleurent comme les veuves de marins pleurent les marins disparus en mer.

A la mine, on avait aussi des kilomètres de galerie avec des tapis roulants, on y convoie le charbon vers un puits d’extraction et tout le charbon tombe dans des concasseurs, c’est des énormes machines qui cassent les blocs de charbon en taille plus petites. On a eu un nombre de collègues qui sont passés là-dedans. On retrouvait le casque ou la ceinture, des boutons…

Une fois, j’étais chef de taille, j’étais avec un petit cousin, on était assez proche, on arrachait le charbon avec une haveuse, c’est une grosse machine en acier avec des dents pour arracher le charbon en tête d’extraction, ça tourne en permanence. A un moment, mon cousin est parti en tête de taille et on a eu un semi éboulement, des blocs de dix, quinze, vingt tonnes. Mon cousin était en tête de front, il est tombé dans la machine, il a fait le roulé  boulé avec les pierres et tout dans les rouleaux. Quand on l’a récupéré derrière, c’était un truc déchiqueté mais le gars était encore vivant, il restait plus rien, il avait plus rien, il restait plus rien, juste le tronc et il râlait.

Et là, la seule chose pour quoi tu te bats, c’est terrible !

C’est que tu penses plus au mec, tu penses à la famille. Parce que le souci des houillères c’était de remonter le gars encore vivant. Parce qu’à partir du moment où le gars remonte encore vivant, tu touches rien, c’est un accident. Parce que tu touches pas pareil si le gars décède au fond sur un accident de fond.

Là, on a empêché les secouristes des houillères d’approcher pour le remonter avant qu’il meurt. On leur aurait mis un coup de pique dans le ventre pour pas les laisser passer.

On a fait un mur de nos corps pour les empêcher de passer.

On a attendu qu’il meure.

Ça a pas duré bien longtemps vu l’état où il était.

On peut pas s’imaginer ce qu’étaient les houillères, ça a son taux de morts. Tu vis avec ça constamment. On vivait avec une moyenne de cinq morts par mois dans les houillères sur l’ensemble du bassin houiller.

Pour se rendre compte de ce que ça représente, faut aller sur place, tu vois une stèle comme 14–18, t’as la même chose pour les morts des houillères, sur un mémorial, il rajoute les noms au fur à mesure.

J’ai vu des autres choses.

J’ai vu des éboulements quand il y avait un accident de fond.

Toi, t’es remonté, t’as fait tes huit heures de taille à gratter comme un cinglé. Là, t’apprends qu’il y a des copains qui sont ensevelis. Tu cherches pas, tu pars, tu redescends. Tu rentres dans une taille, c’est un énorme trou de charbon, tout noir, tu peux pas avoir plus noir que ça.

Là, t’as des copains qui sont là, ensevelis.

On a un repère, une conduite d’air qui passe sur tout le long de la taille, alors tu tapes dessus et les copains qui sont pris, si ils t’entendent, ils tapent dessus à leur tour, tu sais qu’ils sont vivants.

Là, tu grattes, c’est fou mais tu grattes, tu grattes, t’arrêtes pas.

Tu grattes, tu grattes, tu grattes.

Plus t’avance, plus tu tapes, moins ça répond et plus tu grattes.

T’arrives un moment où tu te dis qu’c’est pas possible !

Alors, tu grattes encore plus comme un fou.

Puis tu retrouves les copains…

Morts.

Ils ont plus de doigts aux mains à force de gratter dans le charbon pour se libérer.

C’est un souvenir qu’a plus de vingt ans mais t’y repenses comme ça.

Quand tu descends, quand tu pars le matin, c’est un matin qu’est pas comme les autres, c’est pas comme le gars qui part en usine. Non !

Tu t’attends.

Tu te dis, hier, c’était à coté, aujourd’hui, ça peut être là, demain, là-bas. Au bout d’un moment, tu te dis, c’était pas moi.

C’est pourquoi j’ai un immense respect pour les métiers de la mer. Tu luttes contre la nature mais tu peux rien faire contre la nature, la terre c’est comme la mer sous terre.

Ma femme supportait plus ce boulot là, c’est pour ça que suis parti à EDF.

Sans ça, je ne serais jamais parti, je n’aurai jamais quitté les houillères sans ma femme. Au niveau du métier, au niveau humain, au niveau solidarité, au niveau tout, je ne serais jamais parti.

On était tous pareil, tous des tâcherons, tous des crèves la faim et il faut que ça gagne !

Mais jamais un gagnait plus que les autres quand j’étais chef de taille. On marchait au nombre de bois, c’est à dire à l’avancement. Tous les un mètre vingt, faut boiser pour pas que ça s’éboule. On avançait. On avançait. Au bout d’un moment, on pouvait faire plus, eh! bien non, on s’arrêtait, on envoyait le mousse voir la taille derrière où ils en sont. Il revenait :

-Putain ! Ils en chient.

On arrêtait tout, on allait là-bas leur donner un coup de main et quand on remontait, on avait tous le même rendement. En haut, ils comprenaient pas, pour eux, c’était pas possible qu’il y en ait qui ne travaille pas plus que d’autre.

Quand on remontait, on retrouvait le jour. Après la douche où chaque mineur frottait le dos de son camarade, il y avait une étape entre le jour et la maison. On avait la bière boute qu’on appelait ça. On y allait systématiquement. La bière boute, c’était un espèce de bar tenu par une petite bonne femme grisonnante, comme un bar de marin, avec des œufs cuits durs, de la bière. On se retrouvait en sortie de poste et on buvait notre bière et on parlait et on parlait à chaque jour qu’on retrouvait. On se retrouvait là, le soir, parce que tu peux pas t’en aller comme ça.Tu peux pas !

Chaque journée, elle est gagnée et elle se fête.

C’est quelque chose que je ne retrouverai nulle part ailleurs.

C’est pour ça que quand ils ferment les mines aujourd’hui, c’est comme si les copains restés au fond, ils les ignoraient.

C’est pour ça, des fois, ici, on rencontre des gens, je discute avec quelqu’un et je revois un visage d’un copain que j’avais vu au fond et qui y est mort.

Tu repenses à eux.

Dans les périodes ou je me sens pas bien, ou t’as besoin de réconfort, sur du vivant, je le trouve pas, je le trouve par rapport à ces gens là, par rapport aux morts. Pour eux, j’ai pas le droit de flancher.

On vit pas qu’avec des vivants.

De tout ça, on n’en a jamais parlé et même nos gamins, ils en savent rien.

Je veux que les gens ils piochent là dedans, qu’ils se rendent comptent, qu’ils voient ce que c’était la Mine et les mineurs.

                                                                            Marc, 47 ans.

 

On vit pas qu’avec des vivants

Récit édité dans le Mille et une vies Albin Michel et lu dans Graines de mémoire Spectacle sur la mémoire du travail

Fernand Le Croquant

Tout fout l’camp !   Après la drôle de guerre en juin 1940, c’est la débâcle et la défaite de l’armée française. Vient le temps de l’occupation et de la collaboration.

Le rêve de paradis est de courte durée, les nuages sombres du fascisme et du nazisme couvrent l’Europe qui résonne du bruit des bottes et des cris des canons. 

Mais des femmes et des hommes refusent d’abdiquer et reprennent le combat dans la clandestinité. Ils sont les combattants de l’ombre. Aujourd’hui, nous les nommons résistants mais ils étaient qualifiés de terroristes par les nazis et le gouvernement de Pétain. 29660 d’entre eux furent exécutés comme otages comme Guy Mocquet, Gabriel Péri, Honoré d’Estienne d’Orves, Missak Manouchian et tant d’autres encore dont les noms inconnus résonnent en mémoire au coin de nos rues.

Voici la parole de l’un d’eux qui a survécu. Je l’ai rencontré, il y a quelques années en Bretagne où je semais des graines de mémoire dans le cadre d’un projet sur un village de vacances. C’était un vieux monsieur toujours occupé à bricoler quelque chose devant sa caravane. Ce jour là, je lui ai demandé d’où il venait. Il m’a répondu avec son accent :

– Frayssinet le Géla.

Je lui ai demandé de répéter et encore une fois il m’a dit :

– Frayssinet le Géla dans le Lot.

Et je n’ai rien compris à part le Lot.  Quel village dans le Lot ?

– Frayssinet le Géla.

– Frayssinet le Géla.

– Vous ne connaissez pas Frayssinet le Géla ?

– Non.

– Quoi, Vous ne connaissez pas Frayssinet le Géla !

Et là, le vieux monsieur s’est mis dans une colère terrible et il s’est mis à raconter ce qu’il s’était passé dans son village. Je lui ai demandé si on pouvait se voir pour en parler…

J’ai revu plusieurs fois Fernand, c’est son prénom et il m’a raconté Frayssinet le Géla dans le Lot.

Fernand Le Croquant

Mon père quand j’étais petit nous lisait Jacquou le croquant le soir à la lampe à pétrole..

Nous on pleurait en écoutant mon père quand on voyait Jacquou rentrer après la messe de minuit et passer devant les cuisines du château du seigneur où on faisait rôtir des cochons entiers alors que eux n’avaient rien à manger et qu’il fallait tout donner au seigneur.

Nous on pleurait en l’écoutant nous raconter cette histoire. On se sentait tous comme Jacquou le croquant. On était pauvre, mes parents étaient cultivateurs de tabac dans le Lot. On travaillait beaucoup et on n’avait rien. Il fallait tout donner au propriétaire.

Dans la région on avait gardé l’esprit de Jacquou le Croquant, on était tous un peu révolutionnaires.

En 1936, j’avais dix ans et j’ai écouté le front populaire et la montée du fascisme à la radio chez des voisins parce que nous on n’avait pas encore l’électricité. C’était des voisins juifs, des peintres venus de Paris qui s’étaient installés dans notre village du Lot. Ils achetaient des produits de la ferme à ma mère ; des œufs, du lait, tout ça. Ils avaient un poste à galène. On allait chez eux et on écoutait le front populaire.

Puis après on a entendu :

-Radio Paris ment ! Radio Paris ment ! Radio Paris est Allemand !

Je vais vous raconter comment je suis rentré dans le maquis.

Mon père ne voulait pas.

Mon père était de la classe 10. juste à la fin de son service militaire, il avait été rappelé pour faire la guerre de quatorze dix huit. Il a fait la bataille de la Marne où un général avait dit :

-Il vaut mieux se faire tuer sur place que de reculer.

Ça a été un véritable charnier, les deux frères de mon père y sont morts, mon père a été blessé.

En rentrant mon père avait cassé tous ses fusils de chasse. Il supportait plus les armes à feu. Il n’allait plus à la chasse alors que c’était un pays de chasseur.

Quand il a entendu l’ordre de mobilisation en 39, je m’en rappellerai toujours, il s’est adossé à la porte de la grange, il a pleuré, il a dit :

-Ça a servi à rien qu’on se soit fait massacrer en 14-18, aujourd’hui, il recommence.

C’est pour ça qu’il voulait pas que je prenne les armes dans le maquis.

Mon frère y était déjà. Il s’était sauvé dans le maquis pour échapper au STO en Allemagne.

C’était en 1944 et la division Das reich en remontant vers le nord a traversé notre région en semant la mort.

Ils sont passés par la vallée du Lot pour rejoindre la nationale 20.

Avant ça, en février, ils avaient fusillé vingt deux communistes à Boissières. Vingt deux communistes d’un coup ! C’est bien que quelqu’un leur donnait les noms. Ils les ont fusillés sur une route au bord d’un ravin. Les corps sont tombés dans le ravin mais sur le tas, il y en a un qui n’était pas mort, un miraculé qui a raconté comment ça s’était passé.

Puis ils sont passés par un village tout près du nôtre, Frayssinet le Gelat dans le canton de Cazals.

Ils étaient menés par un Français qui d’ailleurs a été exécuté à la fin de la guerre. Ils sont passés par une première maison où vivaient trois femmes. C’était la maison d’un Parisien qui avait une petite usine à Paris, c’est lui qui avait inventé le système pour ouvrir les boîtes à cirage et les colliers de serrage des durites.

Lui n’était pas là, dans la maison, il y avait sa femme de cinquante quatre ans, sa mère de soixante dix huit ans et la sœur de sa mère de quatre vingt deux ans.

En arrivant dans le village, un Allemand a été tué. En représailles, les Allemands ont mis le feu à la maison et ils ont pendu les trois femmes.

La maison n’a jamais été reconstruite, aujourd’hui encore, on peut voir ses ruines.

Puis la colonne nazie est arrivée sur la place dans le village de Frayssinet le Gela.

Il y avait des jeunes qui jouaient au basket sur la place. Les nazis les ont pris avec d’autres jeunes hommes, les plus grands, les plus costauds du village. Et ils les ont alignés sur le mur de l’église pour les fusiller.

Là, le père Mourguès qui tenait un restaurant sur la place quand il a vu que le peloton se préparait à exécuter son fils est venu en criant :

-Prenez-moi mais laissez mon fils !

Les Allemands l’ont pris et l’ont fusillé avec son fils et tous les autres hommes devant tout le monde. Il y a eu onze fusillés à Frayssinet.

Après ils ont enfermé tous les hommes dans l’église et ils les ont laissés là toute la nuit.

Après ils ont obligé la femme qui tenait le restaurant et dont ils avaient assassiné le fils et le mari de leur préparer à manger. Ils ont fait la bringue toute la nuit. On les entendait rire et chanter.

Dans la nuit, le père Laffont a cassé un vitrail de l’église pour s’échapper, il est parti par la route mais les Allemands avaient posté des mitrailleuses et ils l’ont mitraillé.

Le lendemain, ils ont obligé, les hommes du village à creuser une fosse au cimetière pour mettre les douze corps comme ça dans la terre sans cercueil. C’est qu’après la guerre qu’ils ont déterré les corps pour leur donner des sépultures.

Après ils sont descendus par la vallée. Il y avait un paysan qui labourait son champ avec ses vaches, ils l’ont tué aussi avec ses vaches comme ça, en passant. Ils l’ont tué en passant…

Ensuite ils se sont arrêtés à Tulle et là ils ont pendu cent vingt hommes dans les rues de la ville. On raconte qu’ils ont obligé les hommes à se pendre les uns les autres. Ils les accrochaient aux poteaux dans les rues de la ville. On les voyait en rentrant dans la ville là pendus dans les rues. D’ailleurs à Tulle, une de ces rues est devenue la rue des Martyrs.

La colonne est arrivée le 10 juin 44 à Oradour sur Glane et ça a été le massacre de toute la population du village.

Six cent quarante deux personnes ont été assassinées, des hommes, des femmes, ils ont tué deux cent quarante deux  enfants et même les vieillards.

A Oradour sur Glane, il y a eu quatre miraculés aussi. Il faut croire qu’il y a toujours des gens qui survivent pour pouvoir raconter ce qu’il s’est passé, pour pouvoir témoigner.

Aujourd’hui, le village d’Oradour est resté en ruines.

Il faut aller là-bas pour voir. Quand t’es là-bas, pas besoin de parler, suffit de regarder et les larmes te montent aux yeux.

Même des Allemands viennent à Oradour. J’ai vu des Allemands pleurer là-bas.

Après ces horreurs mon père m’a dit que je pouvais partir dans le maquis.

J’avais dix huit ans, j’étais encore un gamin.

Là, dans la forêt, on nous a appris le maniement des armes, comment se servir d’une grenade, d’une mitraillette. On nous a appris à faire la guerre. Mais c’était l’armée de l’an deux, on était habillé n’importe comment et il n’y avait pas trop de discipline.

C’est mon père qui nous a amené les armes qui avaient été parachutées. Je m’en souviens, il avait monté les armes dans le maquis avec sa charrette tiré par son cheval.

Pendant deux ans j’ai fait la guerre.

Celui qui dit qu’il n’a jamais eu peur à la guerre est un menteur.

A la fin, j’ai été incorporé dans l’armée régulière et on nous a donné des uniformes de l’armée américaine.

En 1945, quand j’ai été démobilisé, mon commandant voulait nous emmener en Indochine. J’avais dix neuf ans, je faisais pas encore de politique et le commandant, à la guerre, c’était comme mon père, je l’aurais suivi n’importe où.

Mais la majorité, à l’époque, c’était vingt et un ans alors ils nous ont donnés six jours de permission exceptionnelle pour faire signer les papiers d’autorisation à nos parents pour partir en Indochine.

Je me suis retrouvé à la maison. Il y avait Léon, mon chef de maquis, c’était un juif, il m’a dit :

-Tu sais ce que tu vas faire là-bas en Indochine ?

-Non.

-Tu vas aller te battre contre des gens qui veulent être libres et qui font comme nous on a fait contre les Allemands.

Alors je suis pas parti en Indochine.

Je suis parti chercher du travail. J’en ai trouvé par un copain dans la Haute Vienne.

C’était l’hiver, il faisait froid, j’avais plus rien, pour travailler je portais mes habits militaires. J’avais les pantalons, les chemises et une pelisse de l’armée américaine.

En janvier 1945, les gendarmes sont venus me trouver chez mon patron pour que je rende mes affaires militaires. Je pouvais garder mon pantalon et la chemise mais je devais rendre le reste. J’en ai pleuré. J’avais fait deux ans de guerre, on était en plein hiver, on ne m’avait rien donné.  J’en ai pleuré. Je pensais que j’avais bien mérité de garder mes affaires.

Depuis j’ai toujours gardé l’esprit révolutionnaire, à pas me laisser faire.

Aujourd’hui, j’ai plus de quatre vingt ans et c’est ce que j’ai dit il y a deux ans quand il a fait si chaud :

-Le capitalisme ne m’a pas eu ! Les patrons ne m’ont pas eu !

La canicule non plus !